Shymaa Adel“Je me sens tellement heureuse. Nous sommes allés sur les lieux témoins de manifestations au Caire des dernières semaines. Nous chantions. Nous ne ressentions aucune fatigue, nous marchions partout dans la ville.” – se remémorant la démission de Moubarak. Shymaa Adel est une correspondante de guerre pour le journal Al Watan. Elle est une active défenseur des droits humains. Elle a été par la suite emprisonnée alors qu'elle couvrait les manifestations étudiantes au Soudan en 2012, avant que le président Morsi n'intervienne et la ramène à la maison. |
Shymaa raconte comment la présence et la persévérance des femmes sur la place Tahrir inspira les hommes à faire certains sacrifices : “ Si elle peut le faire, alors je peux “, lui ont avoué les hommes. Elle explique également comment “ l’incident du soutien-gorge bleu “ a poussé des femmes non engagées à sortir du confort de leur salon et devenir activement impliquées dans les manifestations. Twitter: @shymaaadel2 |
Entrevue
Interviewée le 8 mai 2012 au Caire par Tatiana Philiptchenko.
Traduction de Makar Barsoum. Transcription de T. Philiptchenko. Traduction et adaptation vers le français par Anthony Le Parc. Révision et correction par Sonia Jane Fredj et Anthony Stéphan. Q : Où étiez-vous le 25 janvier 2011 ? Je suis allée à El-Mahala El-Kobra pour couvrir la révolution de la colère et de la rage. El-Mahala El-Kobra est une ville de travailleurs et de cols bleus et en 2008 ils ont organisé une importante grève. Nous pensions que la révolution du 25 janvier aurait commencé là-bas. Les choses étaient calmes, mais nous avions entendu qu’ils seraient de nombreux jeunes activistes sur la place Tahrir le lendemain. Nous sommes donc allés à Tahrir le jour suivant le 26 janvier 2011. La police était en train de vider la place, mais les gens y revenaient. Nous ne pensions pas qu’il y aurait un important soulèvement ou une révolution. Le 28 janvier, un vendredi, la situation était différente. Les vendredis, les gens vont à la mosquée prier, et après les prières à midi, ils commencent à se rassembler. Alors, le 28 janvier, nous savions qu’ils se rassembleraient et qu'iraient vers la place Tahrir. Je priais a la mosquée Amr Ibn Al-As qui est la deuxième plus grande mosquée en Égypte. Nous nous attendions à ce qu'un grand nombre de personnes se dirigent de la mosquée à la place Tahrir. Le vendredi matin, quand je me réveillai je savais qu’il y aurait des problèmes : les réseaux téléphoniques étaient coupés, le gouvernement avait coupé toutes les communications. À la mosquée, j’ai entendu quelqu’un crier “ le peuple veut en terminer avec le régime ”. Il y avait beaucoup de forces gouvernementales de sécurité à l’extérieur de la mosquée. Dès que les prières se terminèrent et que nous avons commencé à sortir de la mosquée, la police commença à utiliser des bombes lacrymogènes pour disperser la foule, les gens commencèrent à se réfugier dans des rues voisines. Les gens qui se trouvaient dans les bâtiments commencèrent à aider les activistes et les manifestants en leur donnant de l’eau ou un abri ou en les aidant à s’échapper. En retour, les manifestants demandaient aux gens dans les édifices de les rejoindre. Certains l’ont fait et puis commencèrent les affrontements. La mosquée Ame Ibn Al-As est dans le vieux Caire dans un quartier pauvre, qui souffre d'un chômage très élevé, alors quand la police commença à frapper de plus plus fort sur les manifestants avec des armes et des gaz lacrymogènes, la situation commença à dégénérer. Les affrontements continuèrent et c'est devenu le chaos, nous avons dû marcher de la mosquée à la place Tahrir, que nous avons atteint au bout d’une heure. J’ai eu un problème. J’ai dû revenir au journal pour remettre l'article que j’avais fait. Il y avait beaucoup de bagarres dans la rue, j’étais entre les jeunes activistes et la police. Les bombes lacrymogènes volaient au-dessus de nos têtes ce qui nous incommodait. J’essayais de trouver un endroit, un peu en retrait, de façon à ce que je puisse travailler sur mon article et le remettre. Je suis allé à l'entrée de la rue et il y avait un groupe de jeunes gens qui semblait s'occuper de la sécurité. Je leur ai dit : “ Je dois retourner au journal pour remettre mon article ”. Ils m'ont dit que j'étais folle, “ Où veux-tu aller ? ”. Il y avait beaucoup de combats et la police poursuivait les gens. J'ai insisté et je me suis finalement rendue aux bureaux du journal. Je me suis rendu compte qu'ils avaient construit comme une sorte d'abri dans les bureaux pour aider ceux qui étaient dans la rue et qui étaient blessés ou autre. De la fenêtre du bureau, je pouvais voir les bombes lacrymogènes volées devant nous. Nous avions le sentiment que ce n'était pas un mouvement de contestation habituel. Normalement, les gens manifesteraient pendant un ou deux jours et retourneraient à leur vie comme d'habitude. Mais cette fois, le nombre de personnes, de policiers et la confrontation étaient très inhabituels. Tout cela avait commencé le 25 janvier, cela faisait donc 3 jours. Le 28 janvier était un jour très difficile, beaucoup de manifestants ont été touchés par des tirs et tués, et la quantité de gaz lacrymogènes qui s'abattait sur les foules était démesurée. Les manifestants n'étaient pas armés et ils n'avaient rien pour se défendre. Tout ce qu'ils pouvaient faire c'était de mettre des bouteilles de Coca-Cola devant leurs yeux pour se protéger des gaz. Cela dura jusqu'à ce que l'armée se déploya dans les rues, que la loi martiale ait été déclarée et qu'un couvre-feu soit instauré. Les gens étaient heureux de voir l'armée dans la rue. Ils pensaient qu'ils calmeraient les choses. J'étais dans la rue de Qsar El Ani qui aboutie sur la place Tahrir, j'étais donc une des premières à voir l'armée se positionner sur la place Tahrir. J'ai essayé de contacter des amis pour leur dire que les chars se dirigeaient vers la place Tahrir, que ce n'était pas une rumeur, que je les avais vus. Le jour le plus difficile fut le 2 février 2011. C'était le jour où des manifestants ont été attaqués par des hommes sur des chameaux (1). C'étaient des hommes lourdement armés qui avaient été payés et les chameaux avaient été acheminés des environs de la zone des pyramides. Ils commencèrent par attaquer le journal El Shourouk pour l'empêcher de publier, puis ils se dirigèrent vers Al Masr El Youm où je travaillais pour l'empêcher une fois de plus de publier des mauvaises nouvelles. L'éditeur, M. Magdy Al Galad, demanda à toutes les filles de rentrer à la maison. Je n'étais pas au bureau. J'étais en reportage sur la place Tahrir. Quand je suis retournée au bureau, une collègue me retrouva à l'entrée en bas et ne me laissa pas monter. Je lui ai dit que je devais remettre mon travail, mais elle m'en empêcha. Elle me poussa à courir avec elle. Je n'étais pas certaine où nous courions et pourquoi, jusqu'à ce qu'un collègue nous mette dans un taxi et nous dise de ficher le camp d'ici. Du coup, je n'ai pas pu remettre mon article. On a fini par passer la nuit chez Sohair, une des amis de ma collègue. Je ne pouvais pas rentrer chez moi car ma maison était proche de la place Tahrir, c'était très dangereux de retourner dans cette zone. J'ai donc passé la nuit chez Sohair. Nous entendions aux nouvelles qu'il y avait beaucoup de blessés sur la place Tahrir, que de nombreuses personnes avaient été tuées et qu'il y avait un grand besoin de médicaments pour aider les personnes blessées et en prendre soin. J'ai senti que j'avais besoin d'y aller parce qu'il y avait tellement de choses à faire sur la place. Le fils de Sohair, la femme chez qui nous étions, voulait aussi y aller. Sa mère ne voulait pas le laisser partir parce qu'il était le seul fils qui prenait soin d'elle et elle ne pouvait supporter l'idée de le perdre. Finalement, il dit à sa mère qu'il devait y aller peu importe ce qui pouvait arriver, que des gens mouraient sur la place Tahrir et que sa mère ne pourrait pas le respecter s'il laissait des gens mourir seul là-bas. Je lui ai dit que j'irais avec lui à la place Tahrir. Il a dit que j'étais inconsciente. Je lui dit que je travaillerais sur mon article et que j'aiderais à trouver des fournitures pour les blessés. Enfin, il accepta et je suis allée avec lui. C'était une situation surréaliste car Ali est un comédien célèbre et partout où nous allions les gens le reconnaissaient, lui serraient la main et prenaient des photos avec lui. (lire la suite à droite) |
Quand nous sommes arrivés sur Tahrir, il dit : “ je vais à l'hôpital de fortune ”. Quand j'eus fini mon travail de journaliste, quelqu'un est venu me dire qu'Ali avait été blessé à la tête. Je l'ai trouvé et il était bien blessé. Il avait un gros bandage sur la tête. Je me suis sentie responsable de lui et sa tension artérielle était très basse. Je l'ai amené au journal, je lui ai fait du café et il s'est reposé. Je devais vraiment le surveiller car même s'il était blessé, il voulait retourner sur la place Tahrir. Finalement, j'ai pu l'accompagner chez lui, mais je ne voulais pas monter, car je me sentais mal vis-à-vis de sa mère. Ce fut pour moi le jour le plus difficile en raison de tous ces évènements. J'avais tellement de pression sur moi ce jour-là. Certains m'en voulaient d'avoir amené un étranger au journal dans une situation déjà dangereuse. Q : Où étiez-vous quand Moubarak démissionna et qu'avez-vous ressenti le 11 février 2012 ? Nous sentions que Moubarak allait partir. Je mangeais en compagnie d'amis au centre-ville et une dame nous a dit : “ C'est fait, Moubarak est parti ”. Nous avons laissé notre repas et nous avons commencé à marcher dans la rue. Je me suis sentie tellement heureuse. Nous sommes allés sur les lieux témoins de manifestations au Caire des dernières semaines. Nous chantions. Nous ne ressentions aucune fatigue, nous marchions partout dans la ville. Aujourd'hui, je me sens triste, car trop de gens sont morts ; cela me rend très triste. Dernièrement, il y a eu les émeutes à Port Saïd (2). Ceux, qui sont allés à la morgue pour identifier les morts, ont dit qu'ils avaient vu plus de 190 cadavres, et quelques semaines avant il y avait eu les évènements de Al Abbassiya (au Caire) où des manifestants étaient également morts. Q : Quel est votre bilan de la situation, plus d'un an après le début de la révolution ? Au début nous pensions que l'armée avait à coeur l'intérêt du pays, tout spécialement après que le plus gradé des généraux, le général Mohsen El-Fangari, ait rendu hommage aux martyrs de la révolution (3). Donc tout le monde était content et nous n'avons pas poursuivi la révolution, nous nous sentions en sécurité avec l'armée. Bien sûr, l'armée a dorénavant la main mise sur les affaires et j'avais toujours peur que l'armée reste au pouvoir après y avoir goûté. Quand j'ai fait part de cette peur, beaucoup de gens m'ont dit que s'ils l'avaient vraiment voulu (s'accrocher au pouvoir), ils auraient pu le faire dès le début, mais qu'ils n'étaient clairement pas intéressés par le pouvoir. Il est évident que l'on doit faire la distinction entre l'armée et le CSFA dont les dix-huit généraux ont été choisis par Moubarak et font partie de l'ancien régime. Ils sont en quelque sorte une entité politique pas simplement une armée. Maintenant, j'ai l'impression que Moubarak, qui a pillé le pays pendant 30 ans, reste dans un hôpital cinq étoiles et personne ne peut l'atteindre, alors qu'un Égyptien qui vole un pain, va en prison. Q : Votre vie a-t-elle changé depuis la révolution ? C'est une question difficile. Depuis la révolution, j'ai beaucoup travaillé et voyagé, ce qui ne me laisse pas beaucoup de temps pour voir mes amis. J'ai simplement l'impression qu'il y a des choses plus importantes à faire que de rencontrer ses amis. J'essaie de trouver des façons d'aider les gens, d'être utile. Q : La situation des femmes égyptiennes après la révolution est-elle meilleure ou pire ? Je dois vous dire que les femmes ont prouvé que leur rôle était très important pendant la révolution, et je vous en donnerai des exemples. Beaucoup de femmes ont passé leurs nuits sur la place Tahrir durant la révolution et cela a permis de remonter le moral de tout le monde. Un de mes collègues me disait que lorsqu'il avait envie de rentrer chez lui, il regardait une de ces femmes qui passaient la nuit là et il se disait : “ Si elle peut passer la nuit ici, je peux certainement y passer aussi la nuit et sans rentrer à la maison ”. Les femmes ont beaucoup aidé à s'occuper des blessés et à fournir un soutien médical pour les manifestants. Et il y a eu cet incident, avec cette célèbre photo de la “ fille au soutien gorge bleu ” tirée par les policiers. Cette photo a fait le tour du monde. Après cet évènement, de nombreuses femmes sont allées à une grande manifestation pour dénoncer les agissements de l'armée. Beaucoup de femmes sont maintenant très impliquées politiquement et certaines femmes mènent des actions politiques. Il y a aussi une autre femme (voir l'entrevue de Samira Ibrahim sur ce site) qui poursuit au civil le CSFA sur les tests de virginité effectués sur des manifestantes. Q : Pensez-vous que les autorités sont plus prudentes quand elles ont affaire à des femmes dans les manifestations par exemple ? Le scandale de “ la fille au soutien-gorge bleu ” a apporté beaucoup de compassion envers les Égyptiennes et a changé certains comportements. Par exemple, j'ai pris en photo une vieille dame de 70 ans avec une pancarte dénonçant le maréchal Mohamed Hussein Tantawi. Cela disait : “ vous m'avez fait me lever de mon canapé, venir ici et manifester ”. Le canapé a une signification spéciale en Égypte car cela fait référence aux gens assis chez eux à regarder la télévision, qui souvent rejettent la faute sur les victimes. En effet, avant ils auraient rejeté la faute sur les filles en disant quelque chose du genre : “ Pourquoi ont-elles rejoint la manifestation ? ” L'évènement de “ la fille au soutien-gorge bleu ” a fait changer d'avis de nombreuses personnes qui ont commencé à descendre dans la rue et à blâmer le commandant suprême de l'armée, le maréchal Mohamed Hussein Tantawi. Cet évènement a indéniablement aidé les femmes, mais les femmes ont toujours peur. Une de mes amis a été attrapée par l'armée pendant les évènements d'Abbassiya et elle a été détenue par un groupe de soldats (4). Elle était debout au milieu des soldats qui la frappaient sur son corps et l'officier qui les encadrait n'a rien fait pour la protéger. Ils savaient qu'elle ne montrerait pas par la suite les traces de coups sur son corps, car elle ne se mettrait pas toute nue devant des étrangers. 1- http://www.youtube.com/watch?v=dTnhgN-cvU8 2- http://www.bbc.co.uk/news/world-middle-east-16845841 3- http://www.thenational.ae/thenationalconversation/comment/egypts-protesters-revile-an-army-that-they-once-adored 4-http://blog.notesfromtheunderground.net/2012/07/retelling-abbasiya-most-brutal-military.html |