Nihal Saad Zaghloul“ Les bénéfices de la révolution ne se font pas encore sentir. La seule avancée aujourd'hui, c'est que nous sommes en mesure de prendre la parole. À part ça, je n'ai rien vu.” Nihal (26 ans) est une responsable informatique et une activiste, avec une formation en électronique et génie des communications. Elle est la fondatrice du mouvement Imprint, un mouvement volontaire visant à changer les idées reçues dans la société égyptienne. |
Nihal explique comment les femmes ont besoin d'être ingénieuses dans leurs stratégies pour faire avancer leur cause. Compter uniquement sur le nombre ne fonctionne pas nécessairement. Elle dit que la principale avancée jusqu'à présent est la liberté de parole, tous les avantages de la révolution sont encore à venir. Blog : http://zaghaleel.wordpress.com/ Twitter : @nihalsaad Imprint movement : http://www.facebook.com/Imprint.Movement.eg |
Entrevue
Interviewée en anglais au Caire en avril 2012 par Tatiana Philiptchenko.
Traduction et adaptation vers le français par Anthony Le Parc. Révision et correction par Christine Brien Kilian. Q : Où étiez-vous le 25 janvier 2011 ? J'étais chez moi. Je n'ai pas fait grand-chose. J'ai vu des gens descendre dans les rues. J'ai vu des gens se rassembler le matin. Je ne pensais pas que ça aboutirait à quelque chose, sincèrement, parce que beaucoup de gens y allaient et rien ne se passait. Dès que j'ai vu les autorités tirées [tirer] le 25, j'étais très en colère. Mais rien ne [se] passa le 26 ou le 27 janvier 2011. Le 28 janvier les autorités ont coupé toutes les lignes de communication. J'ai décidé de ne pas rester à la maison. J'ai marché de chez moi à Nasr city jusqu'à Ramsès. J'ai décidé de défiler parce que je n'aimais pas la façon dont mon peuple et moi-même étions traités. Je n'aimais pas toute cette corruption et le fait que personne ne fasse rien contre ça. La corruption est devenue quelque chose de normal, ce n'est pas quelque chose auquel, je crois. Ça me tuait de voir tout le monde garder le silence à ce sujet. Le 28 janvier 2011, j'ai vu tellement de gens désapprouver la corruption tout comme moi. J'ai senti que ce n'était pas une cause perdue, car il y avait beaucoup de gens prêts à résister ; j'étais étonnée et émue de voir autant de monde à la manifestation. J'étais tellement heureuse, je planais. Même si je me suis rendue à cette marche seule, je ne me suis pas sentie seule. Là-bas, j'ai retrouvé des amis que je n'avais pas revus depuis peut-être dix ans. Ils m'ont dit “ ne reste pas toute seule, fais la marche avec nous au cas où quelque chose arrive ”. Puis nous sommes allés vers Ramsès où on nous a tirés dessus avec des gaz lacrymogènes, c'était la première fois que je sentais les gaz lacrymogènes. Quand nous avons rejoint Ramsès, c'était très violent. Je m'attendais à ce que ce soit grave, mais je ne l'ai réalisé qu'une fois sur place. Q : Êtes-vous allée à d'autres rassemblements ? En raison de mon travail, dès que mes horaires le permettent, j'y vais. Je ne peux pas me rendre à tous. Pour la marche des Femmes de décembre 2011, j'y étais. Je suis également allée à la marche contre les tribunaux militaires. Tous les vendredis, j'ai l'habitude d'aller à Tahrir. Tous les vendredis, il y avait quelque chose à Tahrir (manifestations) : “ Accélérez le processus ”, “ Le SCAF dort ”, “ Pas de tribunaux militaires ”, “ Renoncez au pouvoir ”. Bien sûr, j'étais à la bataille du 18 et 19 novembre 2011 sur la rue Mohamed Mahmoud au centre-ville du Caire, toute la semaine, pendant cinq jours j'étais là-bas. Après ça, j'ai été malade pendant un mois. J'ai sincèrement pensé que j'allais mourir là-bas (elle explique : à cause des gaz lacrymogènes, quand ils pénètrent votre système vous avez l'impression que ça vous empoisonne lentement ). Q : Un an après : tous ces efforts en valait-il la peine ? s’être fait tirer dessus et avoir été gazée ? Oui, pour les générations futures. Le monde que nous essayons de créer n'est toujours pas mis en place Exception faite, oui, que nous avons des élections libres, en quelque sorte. La révolution a libéré les gens. La population n'a plus peur. Les gens descendent dans la rue. Même si je ne suis pas toujours d'accord avec ça, mais ils le font]. Maintenant tu peux parler de politique sans avoir peur. La liberté d'expression et la démocratie : oui ça en vaut la peine : on ne se rend pas vraiment compte maintenant de cette avancée, mais à un moment donné, on la sentira. Q : À votre avis, quelles actions les femmes doivent prendre pour avoir plus de place dans la société et obtenir un poids politique ? Ça doit commencer à la maison et ça doit commencer par l'éducation. Vous avez besoin de commencer par une mère et ses enfants. Je ne crois pas que c'est en descendant dans les rues pour manifester et en demandant aux hommes de leur donner des droits, que les femmes les obtiendront. Ça ne marchera pas par la force non plus, car les hommes sont évidemment physiquement plus forts. La violence entraine la violence. Les femmes doivent donc être intelligentes. Autre chose : la plupart des hommes qui oppriment les femmes ne sont pas malades. C'est simplement parce qu'ils sont opprimés eux-mêmes qu'ils ont besoin d'opprimer quelqu'un d'autre, et ils l'ont toujours fait sur le sexe faible : la mère, la sœur, l'épouse. Je crois que nous avons besoin d'éduquer les hommes : les femmes ne sont pas vos ennemies, elles ne sont pas celles qui vous ont fait cela. C'est très simple. Quand vous prenez l'exemple de cette femme déshabillée par des policiers pendant une manifestation (1). Qu'ont fait les hommes ? Au lieu d'aller auprès des autorités et de l'armée et leur dire : “ Vous devriez arrêter de faire ça ”, les hommes ont pensé qu'ils étaient faibles parce que leur pouvoir leur avait été confisqué, ils ont donc jeté la faute sur la manifestante. Bien entendu beaucoup d’hommes sont allés là-bas et ont manifesté], mais les médias de masse disaient que ce qui l'avait poussé à y aller, c'est de sa faute ; et ils demandaient : pourquoi ne portait-elle rien sous son abaya (vêtement traditionnel) donc, elle a été accusée. Une fois que les hommes comprendront, les femmes seront libres. Les femmes, qui connaissent leurs droits, ont besoin d'éduquer les autres femmes qui ne les connaissent pas. Beaucoup de femmes pensent que leur destin dans la vie est d'être mère et de s'occuper des hommes. Je ne discrédite pas ce message, mais vous pouvez faire plus si vous le voulez vraiment dans la vie. Si vous ne voulez pas, très bien, mais cela doit être votre choix, mais ne vous enfermez pas dans une boîte. Faites-en un choix et n'agissez pas comme si les femmes n'avaient d'autre option dans la vie que celle d'être mère. Q : Vous êtes très active dans les médias sociaux (Facebook, Twitter), cela vous a-t-il aidé pendant la révolution ? Oui, à travers Facebook et Twitter, j'ai atteint beaucoup de personnes, en particulier pendant la bataille de Mohamed Mahmoud en novembre 2011 (centre-ville du Caire). Comme je me suis retrouvée en plein milieu, j'ai pu prendre beaucoup de photos et les poster sur Twitter et montrer aux gens ce qui se passait. J'ai rejoint beaucoup de personnes et cela m'a permis de connaitre l'opinion des autres. J'ai débattu avec certaines personnes. C'était intéressant de voir les opinions de certains sur Facebook. J'ai pu m'informer. Les médias sociaux connectent les gens entre eux, des gens que vous ne pouvez pas rencontrer dans la vraie vie parce que vous êtes trop occupée ou pour d'autres raisons. En effet, cela m'a aidée et les médias sociaux m'aident maintenant. Par exemple, je twitte en fonction des évènements se déroulant tel ou tel jour. Lors de la bataille de la rue Mohamed Mahmoud au centre-ville du Caire , j'ai envoyé plus de cent tweets parce qu'il y avait beaucoup de choses à rapporter. Je twittais quasiment chaque minute. Quand il ne se passe pas grand-chose, je ne twittais pas. Je twitte quand un évènement important vaut la peine d'être partagé. (lire la suite à droite) |
Q : Pensez-vous que les Égyptiennes tirent profit de la révolution ?
Les bénéfices de la révolution ne se font pas encore sentir. La seule avancée aujourd'hui, c'est que nous sommes en mesure de prendre la parole. À part ça, je n'ai rien vu. D'autres ne sont pas d'accord avec moi. Par exemple, les gens sont toujours pauvres et se comportent mal, et le tourisme ne va pas bien. Je suis optimiste sur le fait que les choses vont changer, la population a besoin de temps et d'éducation pour cela. Beaucoup d'activistes s’exilent dès qu'ils ont l'opportunité de quitter le pays, et c'est contradictoire. Je ne comprends pas ça. La plupart des charmants activistes qui twittent ne sont pas en aux avant-postes Donc Twitter sur ça n'arrange pas la situation. Et la majorité des gens que nous essayons de combattre ne sont pas sur Twitter non plus. J'ai l'impression parfois que nous glorifions les plus défavorisés uniquement quand ils sont morts. Les pauvres deviennent des martyrs importants quand ils meurent, mais, pas avant. Puis on critique les Frères Musulmans et on leur reproche de donner à manger à la population et d'autres choses. Au moins les FM font quelque chose. Je ne suis pas d'accord avec les politiques des FM, mais au moins ils agissent. Ils sont dans la rue pour rejoindre la population. Ils ne sont pas devant leur ordinateur en train de twitter. C'est pour ça qu'ils ont gagné. Pas parce qu'ils sont meilleurs, mais parce qu'ils sont dans la rue. Le problème vient des médias américains et européens qui recherchent les personnes qui sont sur les médias sociaux et les mettent sous les projecteurs (qui utilisent Twitter et Facebook). Ces gens ne sont probablement pas si importants .Tous les autres, qui ne sont pas sur les médias sociaux, ne sont pas pris en compte par la presse étrangère. Les médias sociaux sont un moyen de mobiliser les gens, mais pas une fin en soi, c'est un moyen. Alors, parfois j'ai l'impression que les gens pensent qu'en twittant et en donnant leur avis :ils ont fait leur part et ils ont éduqué la population. Donc par exemple, ça change quoi qu'un utilisateur de Twitter aie 15000 suiveurs en Égypte ? Nous sommes 80 millions dans le pays ! Et de toute façon la plupart des suiveurs sont d'accord avec la personne qu'ils suivent. Q : Comment la révolution a changé votre vie ? Y a-t-il beaucoup de différence dans ce qu’est votre vie maintenant par rapport à ce qu’elle était avant la révolution ? J'ai toujours cru que si je travaillais assez fort, j'arriverais là où j'ai besoin d'arriver. J'ai toujours essayé de responsabiliser mes collègues et de parler d'une culture de travail et d'éthique. J'ai toujours dit que nous devions défendre nos droits. Nous avions tous des bons emplois, mais en fin de compte nous restions silencieux face au régime et face à la corruption. Nous devions soudoyer pour obtenir ce que nous voulions. Je me taisais parce que tout le monde se taisait. J'avais peur à cause de toutes ces horribles histoires que j'avais entendues concernant des gens arrêtés. Après la révolution, les gens n'avaient plus peur. Je n'ai plus peur. S'ils m'arrêtent demain, je sais que je ne serai pas un simple numéro, mon nom sera cité, car j'aurai été arrêtée pour telle raison. Maintenant il y a quelqu'un qui peut m'écouter et m'entendre parler. Je n'ai donc plus peur. Q : Comment vous définissez-vous ? Vous êtes une jeune professionnelle qui porte un foulard (certains pourraient vous cataloguer comme une conservatrice) et vous êtes également une personne forte et une activiste défendant les droits des femmes? J'ai grandi dans la foi, mais à un moment donné j'ai senti que ce n'était pas suffisant. J'ai commencé à lire sur les autres religions et à comprendre beaucoup mieux la mienne qui est l'Islam. Je suis une femme musulmane. Une femme musulmane est une personne franche, qui ne se plie pas face à l'injustice, qui est optimiste. J'ai reçu une éducation et une autonomie. Dieu m'a confié une responsabilité pour aider les autres. Donc, quelque part cette responsabilité est une charge aussi. Le voile ne représente rien, c'est simplement une des étapes que j'essaie de franchir pour être plus proche de Dieu. La religion pour moi est vraiment personnelle. Je le fais pour moi. Ça pourrait être perçu comme une affirmation, mais ça ne l'est pas, se couvrir ce n'est pas de l'oppression : c'est un choix. Q : Quel est le plus grand danger dans l'immédiat (pour la révolution) ? Les gens qui abandonnent en raison de la fatigue et de la perte d'espoir. Q : Quelle est votre opinion concernant la représentation des femmes au Parlement en ce moment ? Il fallait s’y attendre : Nous vivons dans une société dominée par l'homme où les femmes ne sont pas émancipées .Par conséquent, les hommes ne vont pas libérer leurs femmes. Les femmes sont leurs pires ennemies. De plus, la plupart des électrices étaient des femmes, mais ils ne pensaient pas que les femmes étaient assez vertueuses, une fois de plus cela montre qu'ils estiment que les femmes n'appartiennent pas à la sphère politique. Q : Vous voyez-vous comme une révolutionnaire ? Je suis un être humain, une Égyptienne qui essaye de faire de son mieux dans une situation donnée pour les personnes qui m'entourent et pour moi-même. Est-ce que je suis une révolutionnaire ? Non, mais je ne suis pas conventionnelle .Je ne suis pas la culture et les traditions aveuglément. Ma famille me traite de rebelle. Q : À votre avis, quel rôle les médias sociaux ont joué dans la révolution ? Grâce aux médias sociaux, nous avons été capables d'atteindre la classe moyenne et la haute société avec une même idée. Mais le 28 janvier par exemple, nous, comme classe moyenne, n'aurions jamais gagné si les moins privilégiés ne nous avaient pas rejoints. Ce sont eux qui se sont battus et qui étaient les plus virulents. L'éducation, nous a endoctrinés pour penser d'une certaine façon : nous avons perdu nos instincts élémentaires et tout doit être pensé avec notre tête et nous devons mettre de la logique partout. Mais les gens et les enfants qui ont grandi dans la rue étaient ceux qui avaient le moins peur, parce qu'ils n'avaient rien à perdre. Quand vous n’avez rien à perdre, vous obtenez un “ jour de colère ”. En vérité, nous avions des choses à perdre, pas eux. Ce sont eux qui ont le pouvoir. [1]http://nazra.org/en/2011/12/continued-militarization-increased-violence-against-women-human-rights-defenders |