Entrevue
Interviewée en anglais au Caire le 6 mai 2012 par Tatiana Philiptchenko.
Traduction et adaptation vers le français par Anthony Le Parc. Révision et correction par Tatiana Philiptchenko. Q : Où étiez-vous le 25 janvier 2011 ? J’étais à Tahrir. C’était la première fois que je participais à une manifestation. Je n’avais jamais participé à une manifestation. J’étais en désaccord avec ce qui se passait dans le pays. J’ai supposé que très peu de personnes 300-400 (quelques centaines tabassées et oubliées) s’y rendraient, mais ça a pris une tournure très différente cette fois-là .... Q : La révolution a-t-elle changé quelque chose dans votre vie ? Tout a changé. Cela m’a rendue plus déterminée et plus confiante dans les convictions que j’ai toujours eues. J’ai toujours su que quelque chose ne tournait pas rond dans notre société, mais je ne défendais pas assez mes convictions. J’étais entourée de gens touchés par la corruption d’une façon ou d’une autre. Vous êtes toujours considérée comme trop idéaliste ou trop rêveuse — mais ensuite vous vous retrouvez avec un grand nombre de rêveurs sur Tahrir, vous réalisez que vous n’êtes pas seul. La révolution m’a changée de manière positive. Ça a changé mon style de vie, je me suis impliquée dans les manifestations et le travail communautaire qui vient avec. Ma position dans cette révolution n’est pas politique, mais humanitaire, j’essaye d’être apolitique — c’est une question de décence humaine et les politiques en font juste partie. Q : Concernant les femmes, que pensez-vous de la situation des femmes aujourd’hui, cela a changé, évolué ou rien n’a bougé ? Non ce n’est pas la même. La révolution a fait beaucoup pour les femmes égyptiennes et cela se reflètera dans la société plus tard. Les femmes égyptiennes ont joué un rôle essentiel, elles étaient aux côtés des hommes tout le temps, mais pas seulement en faisant des sandwiches et en soignant les blessures. Je soignais les blessures et j’étais volontaire dans des hôpitaux de campagne, mais il y a beaucoup plus. Les femmes égyptiennes ont toujours été très fortes dans les coulisses. Q : Quel est le plus grand danger maintenant ? Le conseil suprême des forces armées (CSFA) et les frères musulmans sont les plus grands dangers. Et le gouvernement des États-Unis, qui a soutenu le CSFA, est un danger aussi. Je respecte le peuple américain, qui essaie d’avoir sa propre révolution, mais leur gouvernement créé beaucoup de problèmes partout dans le monde. Vous savez, la police d’État est omniprésente et un petit nombre de gens riches qui protègent leur fortune. Chaque pays a ses propres méthodes de contrôle pour surveiller la population. Q : De votre point de vue, est-ce que les médias sociaux ont joué et joueront un grand rôle dans la révolution ? Les médias sociaux ont joué un rôle positif et un rôle négatif. Facebook, par exemple, joue un rôle négatif : les gens se révoltent dans le confort de leur maison. Vous pouvez écrire tout ce que vous voulez sur Facebook, comment cela renversera le CSFA ? La seule vraie révolution est celle qui se passe dans les rues. Q : Qu’en est-il des femmes qui vous représentent au Parlement ? Les frères musulmans ont perdu leur crédibilité dans la rue. Il y a quatre femmes (en référence aux femmes des frères musulmans dans le nouveau parlement égyptien de mai 2012) qui appellent à l’esclavage des femmes. Ces femmes ne représentent rien — elles représentent quatre femmes voilées de la confrérie égyptienne exécutant le programme des frères musulmans. Dans un pays où il y a tellement de femmes éduquées, ingénieures, docteures et professeures, ces quatre femmes n’ont rien à voir avec ce que les femmes égyptiennes veulent. Q : Vous considérez-vous comme une révolutionnaire ? Je n’en ai aucune idée. Si je dis oui, ce sera comme me vanter. Je sais que je suis une agitatrice et une fautrice de troubles (rires). Q : Les femmes égyptiennes ont-elles tiré avantage de la révolution ? Elles s’interrogent sur leurs valeurs et l’authenticité des valeurs avec lesquelles elles ont vécu. Elles s’interrogent sur le rôle qu’elles devraient jouer dans leur société. Personne ne profite de la révolution. La révolution a été frappée à mort. Le seul que nous avons destitué c’est Moubarak, il n’était rien ; il n’était qu’un pion. Le régime tout entier est toujours là dans chaque institution publique en Égypte et dans les institutions privées qui ont prospéré sous Moubarak. Ce qui est encore plus dangereux c’est que la corruption (des décennies de pouvoir Moubarak) a accentué les mauvais comportements : lâcheté, le manque d’éthique. La corruption est maintenant très profondément enracinée en Égypte. Beaucoup de gens sont des escrocs, ils ne sont pas des travailleurs acharnés et ne croient pas en la lecture ou la culture. Beaucoup de gens sont toujours effrayés par le régime de Moubarak. Les gens vivent encore dans la peur. La victoire des mauvais régimes est d’avoir corrompu l’âme du peuple égyptien. (lire la suite à droite) |
Q : Les femmes égyptiennes ont-elles été mises à l’écart après les grandes manifestations de 2011 ? Non, dans la rue, les femmes font toujours partie de la révolution. Lors du dernier massacre d’Abassiya perpétré par le CSFA (le 4 mai 2012), beaucoup de filles et de femmes étaient là et beaucoup ont été arrêtées. Q : Que vous est-il arrivé la semaine dernière, vous avez eu des ennuis ? Pas des ennuis, mais un crime. Nous étions à la manifestation d’Abassiya (la nuit du 2 mai), nous sommes rentrés chez nous ce soir. Un de nos amis a été tué par un tir plus tard cette nuit-là. Nous avons voulu veiller sur lui et être certains qu’un rapport sur la véritable cause de sa mort soit produit. Il était un très bon ami, nous sommes allés à 5 h 30 du matin au commissariat d’où le rapport de décès devait sortir. La chose la plus bizarre arriva : quand nous sommes arrivés au commissariat, 50 ou 60 voyous le protégeaient - ils travaillent pour la police et ils font partie de la masse salariale. Si un voyou vous tue, personne ne peut vous aider s’ils travaillent pour la police. Ces voyous sont venus autour de la voiture et ont commencé à dire de nous « ce sont les gens de la place Tahrir, on connait cette actrice », ils criaient des mots déplacés et ils secouaient la voiture et agitaient des couteaux devant moi. Un d’entre eux avait même un pistolet. C’était les pires dix minutes de ma vie. Tout d’un coup, un chevalier à l’armure scintillante est sorti de la foule et a dit « je vais vous aider, entrez dans le commissariat », et deux autres policiers arrivèrent, ils nous ont dit : « mettez votre voiture à l’intérieur du commissariat, on vous aidera ». Mais quand nous sommes arrivés à l’intérieur, c’était un coup monté pour engager des poursuites contre nous. Ils ont dit que nous distribuions des pamphlets qui déclaraient : « Nous voulons renverser le régime ». Et que mon mari tirait de la voiture et que je le photographiais. Je leur ai dit : « Vous pensez que nous sommes dans un film et que mon mari est Antonio Banderas ? » Et les personnes qui ont rempli le rapport étaient pour certains des voyous. La police a dit « vous acceptez les poursuites contre vous. Vous êtes chanceux, c’est tout ce dont vous avez à souffrir ; hier, ils ont apporté une personne morte ici ». Donc, deux des voyous ont rempli le rapport contre nous, nous accusant de crimes imaginaires. Nous avons été très mal traités pendant cinq heures et les policiers nous ont carrément dit : « soit vous vous contentez de ça (les poursuites que nous engageons contre vous) ou on vous jette aux voyous ». Pendant ce temps, les voyous remplissaient le rapport et fumaient avec les policiers. Et alors qu’ils nous insultaient, un des officiers de police a dit « donnez-leur en plus ». Q : Qu’arrive-t-il à la révolution maintenant ? Ils tuent des militants. Ils les arrêtent. Il y a environ 400 personnes détenues (depuis mai 2012). Des centaines sont disparues, ce qui signifie probablement qu’ils sont morts. Le CSFA se bat contre nous. Ils savent que c’est soit eux ou nous. Ils essayent de nous dénigrer. Nous avons un grand problème : beaucoup d’Égyptiens ont peur et sont paresseux et ils leur font croire les mensonges qui sont déclarés sur la révolution dans les médias. Car, si les gens ne les croient pas (les mensonges dans les médias) ça veut dire qu’ils ont une responsabilité morale à descendre dans les rues et prendre le risque de se faire tirer dessus. Mais le CSFA ne pourra pas tirer sur toute une population. Si nous, les Égyptiens, descendons tous dans les rues, le CSFA sera sorti en deux jours. Le CSFA ne tirera jamais sur le quart d’une population de 80 millions. En plus, Le CSFA joue un jeu très intelligent : ils mettent maintenant le danger de lois islamistes au premier plan. Q : Est-ce que les médias manipulent le peuple égyptien ? Bien sûr, mais je ne crois pas à une manipulation totale. Chacun croit toujours la version à laquelle il veut croire. Très peu de gens sont assez honnêtes pour pouvoir se regarder en face dans le miroir. |
Droits d'auteur des photos et des textes : Tatiana Philiptchenko. Tous droits réservés..
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